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Le Groupe - Un don pour chacun

Publié le par Lilas Noir

Mélissa avait des ennuis. Mélissa avait toujours des ennuis. Cette fois, cela allait lui coûter son poste, c’était sûr. Et cette pensée ne faisait qu’accroître sa rage, qui avait pourtant déjà éclaté de manière sauvage, au mauvais endroit et au mauvais moment. Oh, ce n’était pas tant qu’elle tenait à ce poste. Non, il n’avait en fait rien pour lui plaire et n’était même pas bien payé. Mais elle fulminait d’avoir encore à supporter les récriminations de ses parents face à ce énième échec. Elle savait qu’elle allait devoir affronter leurs émotions et que cela ne ferait qu’amplifier sa colère et sa détresse, comme toujours. Pourtant, ce n’était pas sa faute. Elle, elle faisait de son mieux. Elle déployait tous les efforts possibles pour se contrôler. Sans succès. Elle maudissait son don qu’elle considérait plutôt comme une malédiction. Pourquoi fallait-il qu’elle perçoive et ressente au centuple toutes les émotions des personnes qui l’entouraient ? Cela ne lui apportait rien, à part se mettre à dos ceux qui osaient l’approcher, rapidement déboutés par ses sautes d’humeur imprévisibles et dévastatrices. Cette fois-ci, c’est contre la collègue impatiente qui avait été chargée de lui montrer le boulot que sa colère s’était déchaînée, ce qui lui avait valu une sanction immédiate. Pas de circonstances atténuantes ni d’allégement de peine pour elle. Au contraire, son fonctionnement atypique ne faisait que durcir la réprobation à son encontre, aggravant toujours plus sa situation. Lorsqu’elle tentait d’expliquer, de se justifier, elle faisait peur. Loin de recueillir la compréhension tant désirée, elle était rejetée, mise au ban de la société. Alors, elle se cachait, faisait semblant, tentait de se comporter en femme ordinaire. Sans grand succès. Sa nature reprenait vite le dessus, brisant le fragile vernis qu’elle se forçait à adopter. Il n’y avait qu’au sein du Groupe qu’elle trouvait un peu sa place, qu’elle était acceptée telle qu’elle était. Là-bas, sa particularité ne faisait pas fuir et chacun faisait de son mieux pour contrôler ses émotions afin qu’elle ne soit pas trop handicapante. Mieux encore, elle apprenait à en tirer parti, à l’exploiter en une tentative pour améliorer un peu le monde, dans la mesure de ses capacités. Au sein du groupe, elle donnait le meilleur d’elle-même.

 

Grégoire était fasciné. La structure géométrique formée par le revêtement mural de la salle de conférence l’entraînait vers des mondes fabuleux. A tel point qu’il en oubliait presque le brouhaha des auditeurs qui attendaient qu’il commence. A tel point que l’animateur dût le prendre par l’épaule pour le ramener brusquement à la réalité. Grégoire tenta de reprendre pied comme il le pouvait. Il y avait tant de stimuli tout autour de lui, qu’il était incapable de filtre efficacement. Le stress le gagna et il but une gorgée d’eau pour tenter de dissiper la boule qui lui obstruait l’œsophage. Il s’éclaircit la voix devant le micro. La salle fit silence. Heureusement, il maîtrisait son sujet sur le bout des doigts et ne se lassait jamais d’en expliquer les détails à un auditoire plus ou moins captivé. Il sa lança dans une explication poussée sur la structure des polymères isotactiques. Il avait à cœur d’en partager toute la beauté et toute la poésie et parlait avec intensité. Il abordait un point particulièrement ardu à appréhender lorsque l’animateur, celui-là même qui avait eu l’indélicatesse de lui serrer l’épaule, s’autorisa à l’interrompre.

  • Cet exposé est passionnant, mais peut-être pourriez-vous nous donner quelques exemples concrets et accessibles au grand public d’utilisation de ces polymères ?

Cette interruption déboussola Grégoire. Lui qui avait préparé son intervention avec la plus grande minutie n’avait pas prévu une telle question à un moment aussi inopportun. Il hésita quelques secondes, tiré de sa transe intellectuelle comme un somnambule est dangereusement tiré de son sommeil, puis repris son discours là où il l’avait laissé en suspens, ignorant délibérément la question qui lui avait été posée. Il termina son explication comme il l’avait planifié, mais le charme était rompu. Frustré, il se leva sitôt sa présentation terminée, salua le public avec raideur et s’éclipsa sans demander son reste ni laisser le temps à quiconque de le perturber avec d’autres questions. Décidément, il n’avait pas les codes, il le savait. Il ne parvenait pas à se mettre à la place de ses pairs, eux qui restaient aveugles à ce que lui percevait. Il avait fait quelques progrès, toutefois, depuis qu’il fréquentait le Groupe. Il avait appris à faire semblant d’ignorer son pouvoir, pour passer plus inaperçu. Mais il y avait encore quelques loupés, comme ce jour-là. Ils étaient sûrement inévitables.

 

Erica était une insatiable voyageuse. Pourtant, elle sortait rarement de chez elle. Et quand elle le faisait, elle n’allait jamais très loin. Au supermarché du quartier, pour faire ses courses. A la piscine, pour faire des longueurs. Elle ne travaillait pas. Cela faisait longtemps qu’elle y avait renoncé. Personne ne voulait d’elle. Elle était trop différente, ne rentrait pas assez dans le moule. Elle ne leur en voulait pas. Elle avait trouvé ailleurs un sens à sa vie. Assise devant son ordinateur, à longueur de journée, elle voyageait. Oh, elle aurait aussi bien été capable d’arpenter le monde sans ordinateur, mais celui-ci offrait un support idéal et facile d’accès pour sélectionner ses destinations : les cartes satellites et autres points de vue immersifs. Il lui suffisait d’un clic et elle pouvait se trouver n’importe où sur la planète. Ensuite, elle n’avait plus qu’à laisser son don la guider pour visualiser tout l’environnement de l’endroit ainsi sélectionné. Aujourd’hui, le hasard l’avait conduite en Thaïlande, plus précisément dans les monts Thanon Thong Chai qu’elle arpenta avec bonheur plusieurs heures durant, en oubliant même ses besoins primaires et autres contingences matérielles. C’est cette capacité à s’immerger qui la coupait si ostensiblement des autres. Eux, ils nommaient cela obsession et portaient dessus un regard très négatif, sans comprendre.  Il n’y avait qu’au sein du Groupe que l’on ne jugeait pas ainsi ses voyages, l’encourageant au contraire à affuter son don unique pour en tirer le meilleur parti. Une des rares sorties qu’elle attendait avec impatience, prête même à délaisser pour quelques instants ses voyages, était lorsqu’elle y retrouvait ses compagnons. Eux, au moins, avaient bien voulu d’elle.

 

G.E.M. Grégoire, Erica, Mélissa. C’est ainsi qu’ils avaient nommé leur trio. Ils n’avaient pas encore eu l’occasion de mettre leurs pouvoir à l’épreuve, mais aujourd’hui était le grand jour. Terminé pour eux le statut de parias. Ils allaient enfin déployer leurs ailes et montrer au monde de quoi, ensemble, ils étaient capables. Alain les avait rassemblés. C’était lui qui assurait la cohérence du Groupe, qui leur permettait de travailler en commun. Son pouvoir était celui de rassembler les dons comme il rassemblait les hommes. L’heure était grave, mais le moment exaltant. Ils allaient enfin savoir si toutes leurs heures d’entraînement seraient payantes, si leurs habiletés respectives se mêleraient en quelque chose de plus grand qu’eux. Alain format le Groupe, intégrant ses éléments un à un jusqu’à former une seule conscience collective. C’était là son rôle. Pour le reste, c’était à ses compagnons de jouer leurs partitions respectives. Il fallait tout d’abord se rendre sur place. Cela, c’était l’affaire d’Erica. Aidée par une image satellite, elle n’eut aucun mal à trouver l’endroit et y attira ses coéquipiers dans son sillage. Mélissa gémit pitoyablement. La peur, la douleur, la tristesse, la colère… l’atmosphère était saturée de sentiments négatifs. Elle crut défaillir, et tout le monde dans le Groupe ressentit sa détresse. Mais il y avait autre chose aussi. L’espoir. L’espoir de retrouver des survivants. C’est pour cela qu’ils étaient là, pour cela qu’ils devaient se battre. Mélissa reprit pied, soutenue par ses compagnons et commença à sonder tout autour d’eux, à la recherche d’êtres vivants sous les décombres. Quand elle en percevait, Alain le transmettait aux sauveteurs sur place et Grégoire entrait en jeu. Sans lui, le risque aurait été trop grand et le déblaiement trop hasardeux. Mais il voyait tout. Les structures stables. Celles qui menaçaient de s’écrouler. Il guidait les sauveteurs, leur indiquant comment se frayer un passage à travers les décombres jusqu’au point indiqué par Mélissa. Et ensemble, tous ensemble, ils y arrivaient. Des heures durant, jusqu’à l’épuisement, ils œuvrèrent ainsi à sauver les vies qui pouvaient encore l’être. Leurs dons si encombrants au quotidien s’avéraient plus qu’utiles. Ils étaient devenus indispensables.

 

Alain termina sa lecture devant les usagers du GEM. Tous l’applaudirent, félicitant en premier lieu les auteurs de ce travail commun. L’histoire avait plu. Il n’en doutait pas. Elle était belle et porteuse d’espoir pour les membres du Groupe d’Entraide Mutuelle. L’atelier d’écriture avait été un succès et avait donné naissance à une jolie concrétisation. Les acteurs de l’atelier théâtre proposèrent d’en faire une pièce qu’ils pourraient présenter en fin d’année. Bien sûr, cela demanderait du travail, mais ils croyaient en eux. La réalité rejoignait la fiction. Tous avaient en eux un super-pouvoir et une place à trouver dans la société, il en était convaincu. Il suffisait de changer de regard et de s’entraider.

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