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Un petit nuage

Publié le par LilasNoir

Il était une fois une petite fille pour qui la vie avait toujours semblé une épreuve inquiétante et dangereuse à affronter. Après des années passées à assister aux violentes disputes entre ses parents, elle avait finalement vu, impuissante, son père claquer la porte, encouragé par sa fidèle mais exclusive maîtresse la bouteille. Loin d’annoncer le début d’une vie meilleure, ce départ avait sonné le glas de son désir le plus profond : recevoir de ses parents amour et sécurité. En effet, au désintérêt de sa mère, qui la rendait responsable de l’échec de sa vie amoureuse, vint s’ajouter les problèmes d’argent. Les bras grands ouverts dans lesquels se blottir, les fêtes d’anniversaire et de noël, les vacances à la mer chargées de rires et de cris d’enfants devinrent pour elle des utopies inaccessibles réservées aux autres. A la place de ça, elle épuisait ses journées grises à dévorer des livres, toutes sortes de romans qui lui permettaient d’imaginer d’autres mondes et d’autres existences. Et elle rêvait. Elle rêvait les soirs d'hiver, sous la protection d'une épaisse couverture qui palliait le manque de chauffage. Elle rêvait les nuits d'été, en contemplant les étoiles, assise au rebord de la fenêtre de sa chambre. Elle rêvait pendant les heures de cours, devenant la risée de la classe entière quand le professeur vexé de son inattention la rappelait brutalement à la réalité. Elle rêvait enfin quand sa mère, aigrie par une vie de désillusions, la traitait d'imbécile et de bonne à rien.

 

Les années passèrent, et ses rêves s'effilochèrent peu à peu à mesure qu'ils se frottaient à la réalité du monde des adultes. La petite fille rêveuse devint une jeune femme triste et songeuse, cherchant désespérément la clé de son existence. Un jour, alors qu'une belle journée de printemps n'entamait en rien son humeur maussade, alors qu'elle marchait sans envie au milieu d'une foule citadine toujours pressée, elle leva les yeux vers le ciel. Elle n'avait pas de raison de faire cela, rien n'avait attiré son regard. Peut-être était-ce juste un geste de révolte à l'adresse de ces mangeurs de bitume qui ne prennent pas le temps de regarder autour d'eux. Le ciel était d'un bleu profond et infini. Seul, juste au-dessus d'elle, un petit nuage blanc flottait, mouton céleste et immaculé. Comme son regard s'attardait sur lui, elle y vit apparaître deux petits points de ciel bleu, bientôt accompagnés d'un arc de cercle de la même couleur. Il n'y avait pas le moindre doute possible dans son esprit, pas la moindre confusion : ce nuage lui souriait. Il avait perçu son affliction et tentait de lui redonner courage. Cette attention qu'elle avait attendue en vain pendant des années, ce petit nuage solitaire lui offrait enfin. Pour la première fois depuis bien longtemps, un sourire éclaira son visage. Enfin, elle se sentait aimée. Enfin, elle se sentait privilégiée. C’était à elle et à personne d'autre que lui avait été offert ce cadeau, et elle remercia de toute la force de son cœur ce petit nuage.

 

A partir de ce jour, sa vie fut moins triste, car elle n’était plus seule. Chaque fois qu’elle se sentait morose, elle s’adressait aux nuages et ceux-ci lui répondaient par quelque forme rigolote qui la ramenait à la joie. Chaque fois qu’une trop lourde décision pesait sur ses épaules, elle l’exposait aux nuages et ceux-ci l’aidaient à faire le bon choix. Quelques fois aussi ils passaient lui dire bonjour, simplement, et alors s’entamait une intime conversation sans paroles et pleine de douceur. Parfois aussi bien sûr elle s’inquiétait pour eux, lorsqu’ils étaient tristes ou orageux. Elle se savait bien peu de chose pour pouvoir les réconforter mais elle ne manquait jamais de les assurer de son soutien. Elle apprit aussi à connaître chacun d'eux, et à ne pas les contrarier car les nuages, ces anges de douceurs, pouvaient aussi se montrer colériques, espiègles, imprévisibles et égoïstes. Ils avaient leurs humeurs, leurs caractères propres. Elle savait par exemple que les épais nuages gris étaient susceptibles et peu enclins à la discussion, alors elle les saluait respectueusement mais se gardait bien de les ennuyer avec ses questions ou ses bavardages. D’autres, jeunes et fougueux, aimaient se mesurer entre eux dans des courses de vitesse, ou rivaliser d’imagination lors de concours de forme. De ces jeux, elle se plaisait à assurer l’arbitrage, et se réjouissait généreusement avec le vainqueur, tout en compatissant à la déception des autres.

 

Pourtant, tout n’allait pas aussi bien qu’elle l’aurait voulu, et elle souffrait de ne pouvoir partager cette amitié avec quelqu’un d’autre. Chaque fois qu’elle se risquait à évoquer le sujet, les réactions qu’elle suscitait la blessaient au plus haut point. Dans le meilleur des cas, son interlocuteur pensait qu’elle plaisantait et se contentait d’un sourire condescendant, pour faire plaisir, comme en réponse à une blague pas très drôle. Les plus blessants ricanaient ouvertement, et propageaient la rumeur alentour, jusqu’à ce que tous parlent d’elle avec mépris ou pitié. « Pauvre fille » entendait-elle parfois une bouche murmurer sur son passage. Mais ce qui la peinait le plus, c’était quand elle lisait de la peur dans un regard, de la peur alors qu’elle était incapable de faire le moindre mal à quelque créature que ce soit, de la peur alors qu’elle n’aspirait au fond d’elle qu’à recevoir un peu d’amour. Alors, quelques fois, elle en voulait à ses amis les nuages. Elle leur en voulait de ne parler qu’à elle, de ne pas la défendre contre ces incrédules. Elle leur en voulait quand ils ne se montraient pas alors qu’elle avait besoin d’eux, ou qu’ils jouaient entre eux, entraînés par le vent dans une course folle, et qu’ils ne lui prêtaient plus attention.

 

Tant bien que mal, courageusement, elle parvenait à faire fi des moqueries. Mais les moqueurs malheureusement ne faisaient pas fi d’elle. Un jour qui semblait comme les autres, elle fut convoquée dans le bureau de son patron. Ses amis les nuages ne l’avaient avertie de rien, et l’annonce tomba sur elle comme un couperet. L’homme en face d’elle lui assénait ses coups de massue d’une voix dépourvue de la moindre émotion. La qualité de son travail, qu’elle effectuait consciencieusement, n’était pas en cause. Simplement, elle n’avait pas su s’intégrer au sein de l’équipe, et cela nuisait à l’efficacité collective. Elle était une pièce défectueuse au sein de la belle mécanique sans âme qui était le moteur de notre société. Elle était une fleur trop fragile pour pouvoir s’épanouir dans ce milieu de compétition ardue. En un mot, ils ne voulaient plus d’elle.
Rejetée une nouvelle fois, la jeune fille se retrouvait seule, désespérée, perdue dans la grande ville sans savoir où aller. Des larmes plein les yeux, elle marcha des heures durant, fixant les pavés, fuyant les regards inquisiteurs des passants, qu’elle imaginait lourds de mépris. Elle marcha ainsi jusqu’aux limites de la ville. Peu à peu, les immeubles s’éloignaient, remplacés par des arbres de plus en plus majestueux. Le revêtement lisse et discipliné du sol devint plus rebelle, jusqu’à se transformer en chemin de terre, bientôt cerné d’herbes hautes qui lui caressaient les genoux sur son passage. Enfin elle parvint à une clairière. Un doux tapis d’herbe vert tendre l’invitait à se reposer, sous la protection sereine d’une assemblée de chênes, hêtres et autres bouleaux qui faisaient cercle autour d’elle. Épuisée de sa longue marche sans but, elle s’allongea au centre de la clairière. Un discret rayon de soleil caressait son visage, son feu attendri par un léger souffle de vent. A son oreille se faisait entendre le doux roucoulement d’un cours d’eau qui gambadait non loin de là sur des galets polis. Loin au-dessus d’elle, son fidèle troupeau de rêves cotonneux gambadait dans un ciel bleu et pur. Elle ne tarda pas à fermer les yeux et à s'assoupir.
Lorsqu'elle se réveilla, en sursaut, ce fut pour croiser un regard. Deux magnifiques yeux verts, aux reflets dorés, se miraient dans les siens maintenant ouverts. Le jeune homme recula de quelques pas comme elle se relevait lentement, le cœur encore palpitant du choc de la surprise.
- Désolé de vous avoir réveillée, dit-il, je voulais vérifier si vous étiez réelle. Il est tellement rare de croiser une dryade de nos jours.
La jeune fille, interloquée, garda le silence. Une dryade ? Assurément, ce beau jeune homme était fou, s'il la prenait pour une nymphe des bois.
- Je suis venu ici pour parler aux arbres, ajouta-t-il, voulez-vous m'accompagner ?
La jeune fille n'en croyait pas ses oreilles, mais ne savait pas quoi faire. Devait-elle le suivre ou fuir à toutes jambes ? Elle ne pouvait prendre seule une telle décision. Implorante, elle leva les yeux vers un ciel immensément bleu, et désespérément vide de nuage. Rongée par l'indécision, elle implora ses fidèles amis pour qu'ils la conseillent. Finalement, au terme d'une attente infinie, elle acquiesça et glissa une main dans celle que le jeune homme lui tendait. Tous deux, main dans la main, traversèrent le rideau d'arbre et s'enfoncèrent dans la forêt. La clairière restait vide, une petite flaque d'un vert intense surmontée d'un océan de ciel bleu. Pour le troubler, un seul petit nuage blanc dont la forme déjà s'effilochait, mais où l'on pouvait toujours distinguer un cœur de coton qui doucement s'effaçait..

 

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L
Je trouve ce texte très beau, émouvant, c'est très bien écrit et poétique (et ça me parle). Il mérite d'être partagé.<br /> Bonne continuation!
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