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Lucas

Publié le par LilasNoir

« Non mais c’est pas possible d’être aussi maladroit ! Tu peux pas faire attention ? Et regarde-moi quand je te parle ! »
Mais Lucas gardait les yeux obstinément baissés. Baissés et horrifiés par ce qu’il savait avoir déclenché bien malgré lui. Les cris de sa mère n’étaient rien à côté des tourbillons grenat parcourus d’éclairs aveuglants qui lui brûlaient les rétines en plus de lui faire peur.
Il se boucha les yeux, pour ne plus voir l’image menaçante, et se mit à fredonner en se balançant doucement, pour calmer son angoisse grandissante.

***

Lucas attendait, assis sur une marche, face à la cour de récréation déserte et silencieuse. Sa mère était à l’intérieur, avec son institutrice. Elles parlaient de lui. Cela, il l’avait compris. Mais il ne savait pas très bien pourquoi. Cela avait à voir avec Lucie. Il aimait beaucoup Lucie. Elle était si belle, si ensorcelante. Il la voyait en volutes bleues et blanches, tournoyant très lentement. On aurait dit que quelqu’un avait découpé un morceau de ciel pour la tisser dedans.
Elle était tellement belle qu’il s’était juré de la protéger. Tel un chevalier, il se tenait toujours à ses côtés, repoussant quiconque menaçait de la piétiner. Plusieurs fois, il avait du se battre contre des garçons qui semblaient faire exprès de marcher sur elle. Dans ces moment-là, Lucie pleurait. Il n’aimait pas quand elle pleurait car alors son image se brouillait, le bleu se mélangeait au blanc, elle devenait pâle, presque effacée. Alors, pour la consoler, il lui promettait de toujours être là près d’elle, et de toujours se battre pour empêcher quiconque de l’approcher et de lui faire du mal.

***

Lucas avait grandi. Il avait appris à relever la tête, à regarder les autres bien en face, non par fierté, mais pour ne plus se laisser happer et submerger par les formes, les couleurs, les mouvements qui accompagnaient chaque être, âmes projetées que personne sinon lui ne semblait percevoir.
Dans les couloirs du lycée, il passait presque inaperçu, anonyme parmi ces centaines de visages si semblables les uns autres, si impénétrables pour lui.
Il n’avait jamais revu Lucie, pas depuis ce fameux jour, le dernier avant qu’il ne change d’école. Il en avait énormément souffert avant de finir par comprendre, bien des années plus tard.
Alors, il s’était résigné à changer son regard pour vivre parmi ceux qui, pour lui, n’étaient que des ombres.

***

« C’est aussi fascinant qu’effrayant. Et tellement vrai. Je comprends qu’il ait un tel succès. Et qu’il dérange aussi.»
C’était vrai.
Au départ, l’artiste avait amusé et intrigué. Il peignait ses proches. Ou des inconnus croisés dans la rue. Avec toujours la même marque de fabrique : les hommes n’étaient qu’ombres, et les ombres étaient paysages merveilleux, oniriques ou effrayants, révélant tout un monde d’émotions cachées.
Puis les narcissiques s’y étaient intéressés, et tous voulaient leur portrait, avant de réaliser que l’image qui naissait n’était pas forcément à leur avantage.
Mais l’artiste n’avait plus besoin d’eux. Il lui suffisait de voir une photo, et l’ombre lui parlait.
Une sorte de paranoïa s’était alors emparée des politiques, des dirigeants, des véreux. Les photos étaient contrôlées, retouchées, interdites… afin qu’aucune ombre d’eux n’y apparaisse.
Mais bien sûr, il y en avait toujours pour se retrouver entre les mains de l’artiste mystérieux dont on ne connaissait que le prénom : Lucas.
« Tiens, celle-là est différente, tu ne trouves-pas ? »
La toile représentait une petite fille dont l’ombre, comme un ciel de printemps, semblait embellir le paysage gris et bétonné qui l’entourait.
« Lucie, tu ne trouves pas ? », répéta l’homme, comme la jeune femme qui l’accompagnait fixait la toile comme hypnotisée.

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